J'eus la mauvaise idée de vouloir me rendre la semaine dernière sur la "strelka", cette presqu'île reliée au temple du Christ-Sauveur par un pont offrant une vue imprenable sur le Kremlin. Je ne pus que difficilement sortir du métro. La place menant au temple était noire de monde, les rues barrées. Une intense agitation régnait. "Pas moyen de passer", marmonna un policier, m'invitant à faire demi-tour. "Ca va durer jusqu'à samedi", poursuivit-il avec un air résigné, observant le bouchon monstre qui s'étendait devant nous.
Me promenant dans les environs le lendemain, j'ai eu la possibilité d'assister à une manifestation impressionnante de la foi russe. L'ensemble du quai de la Moskova était parcouru par une file interminable de croyants venus vénérer la Ceinture de la Vierge. Cette pièce de laine, dont on dit qu'elle a été tissée par la Vierge Marie, est une des reliques les plus saintes de l'orthodoxie. Habituellement conservée au Mont Athos, dont l'accès est strictement interdit aux femmes, elle achevait à Moscou une "tournée" en Russie qui l'a menée dans 14 villes.
La police de Moscou peinait à canaliser les nombreux croyants. Loin de faiblir, l'afflux n'a fait qu'augmenter pendant la semaine, au point que l'on commençait à redouter un mouvement de foule aux conséquences imprévisibles. A Moscou, un million de personnes auront fait le déplacement en une semaine pour embrasser, comme le veut le rite orthodoxe, l'écrin contenant la relique réputée pour régler les problèmes de fertilité.
Loin de partager les constats assimilant cet élan religieux à de l'obscurantisme, cette démonstration de foi confirme selon moi l'essor que connaît l'orthodoxie en Russie depuis la fin de l'URSS. Une renaissance consécutive à 70 ans d'"hibernation" du sentiment religieux russe, liée aux répressions et à un intense contrôle de l'Etat sur la vie spirituelle. Force est de constater qu'au niveau européen, la Russie constitue une exception dans ce domaine: il n'y a peut-être qu'en Espagne et en Italie qu'une telle ferveur peut encore être observée.
A l'autre bout de l'Europe, en France, l'affaiblissement de la religion historique du pays a débouché sur une situation des plus confuses. Les attaques contre les symboles chrétiens sont monnaie courante (se reporter aux récentes polémiques survenues en France autour de pièces de théâtre et d'expositions), l'institution étant quasi-systématiquement assimilée aux affaires de pédophilie. Minées, érodées, les positions du catholicisme dans la société se sont réduites comme peau de chagrin, les Français oubliant que c'est pourtant dans le christianisme que la République a puisé des valeurs essentielles (liberté, égalité, fraternité). Et qu'en attaquant l'Eglise, les citoyens pourraient se voir privés d'un des canaux d'expression d'un questionnement métaphysique somme toute naturel. La critique traditionnelle de la religion, tout à fait justifiée, a débouché sur une mise à mort en règle.
Les images de la foule venue en masse pour voir la relique en appellent d'autres: celles des prières de rues musulmanes, autre manifestation religieuse qui fait couler beaucoup d'encre en France et en Russie. Un phénomène difficile à appréhender, et qui pose la question complexe de l'identité nationale au XXIe siècle. Car l'islam n'est plus une simple religion, mais un phénomène social et démographique de grande envergure capable d'"empiéter" sur la voie publique. La Russie connaît elle aussi le phénomène: à l'occasion des grandes fêtes musulmanes, les autorités de la ville coupent une grande artère du centre de Moscou, pour permettre la tenue de prières géantes.
Une différence fondamentale doit pourtant être soulignée: en Russie, l'islam cohabite avec un christianisme au fort potentiel structurant; en France, la religion musulmane se consolide en ce début de XXIe siècle dans un immense désert spirituel. Dans son implantation sur le continent européen, l'islam n'a rencontré ni cadre, ni concurrence au niveau religieux: son seul interlocuteur, comme l'a montré la problématique des prières de rues, c'est l'Etat. Un Etat qui possède pour les fidèles une nature et une légitimité autres qu'une religion structurant les sociabilités, les habitudes, les rythmes de vie.
Cette situation a des conséquences concrètes. Voyant changer rapidement leur quotidien, les Européens exigent désormais des migrants qu'ils s'adaptent aux normes culturelles locales, qu'ils "s'intègrent", en renonçant à une partie de leurs valeurs, dont le pilier est la religion (surtout dans le cas de l'islam). Mais comment demander à une personne venue avec ses structures mentales et spirituelles de s'adapter à une société passant son temps à se dénigrer elle-même? Le gommage progressif des référents culturels des peuples européens, dont le christianisme fait partie intégrante, dissuade au contraire les nouveaux arrivants d'embrasser les valeurs locales.
On ne s'intègre qu'à une société forte: les peuples Européens semblent l'avoir un peu vite oublié.
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