La Russie piégée par ses succès internationaux?

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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Au début de l'automne il semblait que la Russie battait en retraite sur tous les fronts diplomatiques. La Syrie était sur le point d'être attaquée et une offensive contre l’Iran n’était pas invraisemblable.

Au début de l'automne il semblait que la Russie battait en retraite sur tous les fronts diplomatiques. La Syrie était sur le point d'être attaquée et une offensive contre l’Iran n’était pas invraisemblable.

A ce moment-là l'Ukraine avançait à toute vitesse vers la signature d'un accord d'association avec l'Union européenne. Tous les efforts de Moscou semblaient vains. Aujourd’hui il ne reste plus qu'à s'étonner de la rapidité avec laquelle tout change.

Car trois mois après Bachar al-Assad est en confiance, un progrès diplomatique inattendu a été enregistré sur le dossier iranien et le sommet de Vilnius, pensé comme le triomphe de l'attractivité de l'UE à laquelle allaient s'associer Kiev et Erevan, est devenu très embarrassant.

Qu'est-ce qui a réellement changé? Rien. Les circonstances sont les mêmes, la disposition générale des forces et le comportement des principaux figurants aussi. Alors pourquoi Moscou, au lieu d’être devenu le loser de la scène internationale, est aujourd’hui l’un de ses acteurs les plus couronnés de succès? Si ce n'est pas stratégiquement, alors tactiquement? Il s'avère que dans ce monde où tout est confus, où aucune règle n'existe et les anciens fondements s'effondrent,  l'attachement à des principes cohérents est un gage de succès. Pourvu qu'ils soient solides.

Les principes, ce ne sont pas les valeurs auxquelles se réfère l'Union européenne, l’idéologie de l'URSS ou encore des USA aujourd'hui. C’est un système de points de vue sur le fonctionnement du monde. Et il faut se comporter de manière à correspondre aux lois empiriques selon lesquelles ce système fonctionne.

En général la Russie – et notamment celle de Vladimir Poutine – est présentée comme un pays archaïque en politique étrangère, qui use d’instruments lourds et obsolètes. Son idée centrale? L'intégrité de sa souveraineté. Cette tendance est derrière toutes les politiques internationales menées par la Russie: notamment sur les questions de "responsabilité de protection" – le droit des forces extérieures de s'ingérer dans les affaires intérieures en cas de violation des normes humanitaires.

Le pays adopte ainsi une approche légaliste basée sur l’idée que tous les acteurs mondiaux doivent respecter le droit international à moins qu'il ne faille s'en écarter pour appliquer le premier principe – la souveraineté. C'est d’ailleurs pour ça que la Russie, d’ordinaire très sensible à l'Onu et ses institutions, ignore tranquillement la décision du tribunal de l'Onu pour le droit de la mer concernant le bateau appartenant à Greenpeace.

La Russie croit qu'en fin de compte, malgré tout ce qu’on peut dire sur les nouveaux moyens de recours à la force, la bonne vieille méthode "rigide" prendra toujours le dessus. Et en règle générale il n'est pas nécessaire de l'appliquer, il suffit de faire preuve de détermination.

Pour les Russes, les relations internationales sont une lutte permanente pour le pouvoir et le prestige — comme disait Hans Morgenthau, fondateur de l'école réaliste en science politique —et il ne faut pas croire que dans le monde moderne il n'existe pas de gains, même dans un jeu à somme nulle.

En fait ce genre d'opinions est propre à la tradition russe mais sous Vladimir Poutine, notamment après son retour au Kremlin en 2012, elles s’expriment sous une forme plus pure et complète. Il est persuadé que dans un contexte de chaos croissant  au niveau mondial, seule la présence d'un appui permettra de survivre. Un appui réel si possible, soit fictif si tout se désintègre dans la réalité. Les approches classiques des relations internationales sont précisément appelées à remplir cette fonction.

Au vu des résultats actuels, cette méthode fonctionne. Son application distingue d’ailleurs favorablement la Russie des autres grands acteurs. L'Union européenne parle de "valeurs" en appliquant cet outil à diverses situations du Moyen-Orient à l'Afrique en passant par l'Europe de l'Est et le Caucase du Sud. Sans approfondir l'analyse des causes on ne constate qu'une seule chose: une confusion totale, et partout.

L'Europe, qui n’a pas d’intermédiaire influent au Moyen-Orient, est complètement absente de la région, et sa stratégie d’influence ne fonctionne même pas avec les pays de la CEI, bien que l'UE semble y avoir un avantage notoire. Les Etats-Unis préfèrent une approche idéologique ordonnée en séparant les belligérants entre "progressifs" et "rétrogrades", mais la réalité du Moyen-Orient est capable de pousser au désespoir: plus on avance et moins on arrive à inscrire les événements dans ce schéma simpliste. D'où les agitations,  sans cesse, à la recherche du "bon côté de l'histoire".

Et la politique russe: de quels résultats peut-elle se vanter? Son autorité est en hausse. Mais elle pourrait se retrouver piégée par cette nouvelle situation car les attentes grandissent en même temps. Le comportement inintelligible de l'Amérique au Moyen-Orient, ses tentatives de réduire sa présence et son activité entraînent l'apparition d'un vide, qu'il est habituellement proposé à la Russie de remplir. Qui d'autre, sinon? Le souvenir du rôle systémique joué dans la région par l'URSS demeure, on ne voit pas pour l'instant d'autres candidats — la Chine semble fuir les responsabilités comme la peste. Mais paradoxalement la Russie n'a pas l'intention de revenir dans cette région comme principale force extérieure, et ne l'a jamais eu. Ce n’était pas l'objectif de sa politique syrienne par exemple, qui n'avait pas de lien direct avec le Moyen-Orient. Il était primordial pour la Russie de revenir sur son principe de base: l'ingérence dans un pays pour renverser son régime est inadmissible et mène à la destruction totale. Il s'avère que grâce aux échecs des autres pays la Russie est quand même de retour, mais elle ne voit pas comment capitaliser cette réussite. Autrement dit Moscou élargirait volontiers son portefeuille de contrats d'armements mais on attend de lui quelque chose de plus grande envergure. Or la Russie n'est pas prête à s'enliser dans les affaires régionales du Moyen-Orient, qui semblent sans issue.

A première vue le dossier ukrainien est différent — l'intérêt est compréhensible et l’excitation est grande. Mais l'esprit de compétition va se dissiper et on ignore toujours quoi faire avec ce pays voisin et aussi proche. Après tout l’Ukraine n'a fait aucun choix en faveur de Moscou, elle l’a une nouvelle fois esquivé en espérant pouvoir continuer à mener par le bout du nez les uns et les autres. La Russie peut donc lancer une grande offensive pour attirer Kiev dans ses bras institutionnels avec des promesses et des carottes. Mais ces efforts risqueraient de n'avoir aucun effet et on repartirait pour un nouveau tour avec l'Ukraine — car sa dérive vers l'Occident se poursuit indépendamment des priorités changeantes du gouvernement.

On se retrouve dans une situation étrange. Le gouvernement russe ressent mieux que les autres l'instabilité de l'univers et pour cette raison adopte un comportement plus adapté qui lui apporte des succès. Mais plus on avance et moins on comprend comment les utiliser car la Russie ignore elle-même comment elle voudrait être dans le futur, quel rôle jouera-t-elle et quelles priorités fixer. En d'autres termes la vision systémique du monde qui permet d'élaborer la bonne tactique est là, alors que la vision tout aussi systémique de soi, qui permettrait de définir la stratégie du pays, est absente. La Russie ne tiendra pas longtemps avec de simples coups tactiques.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.

Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.

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