« Choisis ton camp camarade ! »

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Philippe Migault - Sputnik Afrique
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Il est des choix qu’il convient de peser. Si les autorités ukrainiennes maintiennent leur récente décision de signer un accord d’association avec l’Union européenne et passent aux actes, elles devront assumer les conséquences économiques de leur décision.

Il est des choix qu’il convient de peser. Si les autorités ukrainiennes maintiennent leur récente décision de signer un accord d’association avec l’Union européenne et passent aux actes, elles devront assumer les conséquences économiques de leur décision.

Une telle orientation aura vraisemblablement un impact sensible sur les relations entre Kiev et Moscou. Les relations étroites entre les industries de défense des deux pays risquent notamment de se dégrader. Une sombre perspective pour l’économie ukrainienne tant ce segment conserve un rôle crucial.

Certes, le chiffre d’affaires total du secteur de l’armement ukrainien est modeste. Deux milliards de dollars seulement, l’équivalent des résultats de Sukhoï. Mais il représente près de 230 000 emplois et 160 entreprises.

Or ces sociétés dépendent toutes, à des degrés variables mais toujours élevés, de la coopération qu’elles entretiennent avec les firmes russes. Celles-ci représentent 60% de l’ensemble des importations réalisées par l’industrie de défense ukrainienne qui, dans de nombreux domaines, n’est pas capable de produire sans l’apport de leurs technologies. Toute rupture serait donc désastreuse.

On peut, avec raison, objecter que cette interdépendance n’est pas à sens unique et que les entreprises russes, elles aussi, dépendent fréquemment d’une coopération avec les Ukrainiens. Antonov, Motor-Sich, Ivchenko-Progress conservent notamment un savoir-faire précieux sur les métiers de l’aéronautique. Il ne faut pas cependant en exagérer l’importance.

D’une part parce que Russes et Ukrainiens ne sont pas égaux. Les groupes russes ont tissé des liens étroits avec les Européens, attirés par la taille du marché local et la perspective de coopérations à l’export. Thales, Sagem DS, Snecma, Turbomeca, Agusta-Westland…sont aujourd’hui bien implantés en Russie et multiplient les créations de joint-ventures avec les transferts de technologie afférents. Si le partenariat russo-ukrainien venait à être rompu, les acteurs russes auraient des alternatives dont les Ukrainiens ne bénéficient pas, ou beaucoup moins.

D’autre part parce qu’une telle rupture a déjà eu lieu sur un autre segment, celui de la construction navale. Et que les chantiers ukrainiens ne s’en sont jamais remis. Rappelons-nous de 1991 : L’URSS éclate et tous les regards se tournent vers l’Ukraine. « Ils avaient un vrai savoir-faire, des chantiers dotés d’infrastructures de qualité et savaient produire à bas coût. Tout le monde pensait qu’ils avaient les atouts pour s’imposer comme des acteurs de référence sur le marché mondial », se souvient un spécialiste du cluster français de la construction navale. Or qu’en a-t-il été ? Les Ukrainiens ont coupé les ponts avec leurs anciens collègues soviétiques, estimant qu’ils sauraient voguer seuls. Mais ils n’étaient pas prêts à relever le défi des chantiers navals asiatiques écrasant la concurrence. Et aucun groupe européen ne s’est précipité pour produire moins cher à Nikolaïev ou Kherson…En échec à l’export, ne disposant pas de relai de croissance sur leur marché domestique, les Ukrainiens ont lentement été réduits à la faillite. Leurs homologues russes ont eux-aussi souffert. Mais ils ont pu compter sur un retour progressif de la commande d’Etat pour prendre le relai d’un marché export sur lequel ils ont toujours réussi à gagner des contrats. Lorsque les Ukrainiens leur ont, discrètement, fait savoir qu’ils étaient prêts à un rapprochement, ils ont rétorqué qu’une alliance n’avait plus qu’un intérêt très limité…Fréquemment évoqué, le retour des navires russes dans les cales-sèches ukrainiennes n’a jamais eu lieu.

Les autorités ukrainiennes devraient prendre ces faits en compte lorsqu’elles décideront de trancher entre l’UE et leur relation avec la Russie.
« Seuls, sans une étroite coopération (…) avec la Russie, nous ne ferons rien. Nous estimons que la coopération avec l'industrie d'armement russe sera l'un des axes stratégiques de l'Ukraine », déclarait Viktor Ianoukovitch en 2010. Cette vision demeure valable.

Bien entendu l’enthousiasme d’une certaine frange de l’opinion publique ukrainienne, volontiers nationaliste, vis-à-vis d’un rapprochement avec l’UE peut se comprendre.

Mais les promesses des Européens n’engagent que ceux qui les écoutent : La Turquie a fêté, il y a un peu moins d’un mois, le cinquantième anniversaire de son accord d’association avec la Communauté Economique Européenne, le 12 septembre 1963. Or personne à Ankara, ne croît plus aujourd’hui à une intégration de la Turquie dans l’UE.

Entre une relation difficile, passionnelle, quelquefois tragique mais multiséculaire avec la Russie et la très vague éventualité de rejoindre une Union européenne qui, pour l’heure, n’a plus grand-chose à offrir et regrette son élargissement trop rapide, l’Ukraine doit prendre le temps de la réflexion. « Choisis ton camp camarade ! », aimaient autrefois à avertir les communistes français, signifiant qu’à l’heure du grand soir, il vaudrait mieux ne pas s’être trompé. L’Ukraine doit choisir, choisir en ignorant pressions, menaces ou leçons de morale mais choisir, au mieux de ses intérêts.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

Philippe Migault est Directeur de recherche à l'Institut de Relations Internationales et stratégiques (IRIS). Ses principaux domaines d’expertise sont les questions diplomatiques et stratégiques, les conflits armés et industries de l'armement.

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