Les 50 ans du Traité Franco-Allemand : une célébration du vide ?

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Jacques Sapir - Sputnik Afrique
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La commémoration des 50 ans du Traité de l’Élysée a donné lieu à beaucoup d’hyperboles sur « l’amitié franco-allemande », mais aussi à beaucoup d’interrogations.

La commémoration des 50 ans du Traité de l’Élysée a donné lieu à beaucoup d’hyperboles sur « l’amitié franco-allemande », mais aussi à beaucoup d’interrogations. À droite comme à gauche on comprend que désormais une époque est révolue. Si la nostalgie est bonne pour les sondages, elle ne remplace pas une véritable politique.

Il est incontestable que dans le contexte historique dans lequel il fut signé, ce traité eut une importance énorme. Non que la coopération entre la France et l’Allemagne ait dû attendre cette date pour se développer. Elle avait déjà commencé à prendre forme, en particulier dans le domaine de l’aéronautique. Mais, la signification du Traité était toute autre. Il signifiait, au-delà des protestations d’amitié des uns et des autres, un choix pour les deux nations de faire de leur relation le pivot de leur politique. L’importance n’était pas mince pour la France, et il est dommage que l’on ait tendance à l’oublier. Venant après la guerre d’Algérie, la tentative de putsch, ce traité signifiait que Paris tournait le dos aux aventures coloniales du passé. L’importance, bien entendu, n’était pas moindre pour l’Allemagne. Le Traité signifiait la phase ultime de sa réintégration dans le concert des Nations européennes par l’abandon de tout esprit de domination. De ce point de vue, De Gaulle et Adenauer firent preuve d’un véritable talent de visionnaires.

Pourtant, aussi important qu’il fut, ce Traité n’organisa pas – il n’en avait pas le pouvoir – de révolution copernicienne dans la politique des deux Nations. L’Allemagne, divisée, refusa d’abandonner son alliance avec les États-Unis. D’ailleurs, le Bundestag vota un amendement au Traité qui fâcha fort le général De Gaulle. Rétrospectivement, on conçoit qu’il ne pouvait en être autrement. Un Traité, aussi important soit-il ne fait pas disparaître les fondements des intérêts des Nations.

Il en alla de même avec la France, qui maintint, elle aussi, ses intérêts. Mais, l’intérêt du Traité fut d’organiser le cadre institutionnel d’une coordination et d’une coopération qui permirent un temps d’harmoniser ces différences. Le développement d’Airbus Industries, que l’on présente souvent à tort comme un projet européen, fut l’expression concrète de cette coopération, venant parachever des échanges entre les secteurs aéronautiques des deux industries qui avaient commencé en réalité dès le milieu des années 1950.
Le Traité eut cependant un effet pervers. C’est de cette époque que date l’expression « couple franco-allemand », qui est purement propre à la France.

Le point mérite que l’on s’y arrête. Les élites politiques et médiatiques françaises ont commencé, dès ce moment, à jouer de l’hyperbole. Ce ne fut jamais le cas outre-rhin. Ainsi, le succès de la chaîne de télévision ARTE fut important en France, mais bien moindre en Allemagne. L’enseignement réciproque de l’Allemand (en France) et du Français (en Allemagne) déclina au moment même ou les hyperboles sur le « couple » s’envolaient littéralement. D’une certaine manière, le Traité fut investi en France d’une charge symbolique qu’il n’avait nullement en Allemagne. Et, cette différence ne fut jamais envisagée et donc jamais reconnue.

Ce qui n’aurait pu être qu’une différence liée au domaine des représentations devint soudain d’une bien plus grande importance devant deux éléments qui changèrent la donne des années 1960.

Le premier, et le plus traumatique pour l’opinion française, fut la réunification de l’Allemagne. Conséquence du retrait de l’URSS de l’Europe de l’Est, puis de la dissolution de l’Union soviétique, la réunification devint le point central de la politique allemande. Ici encore, rien d’étonnant. Ce qui l’est plus c’est que la classe politique française ne l’ait pas compris. Elle ne saisit pas non plus toutes les conséquences de cette réunification. L’Allemagne réunifiée n’était pas le simple prolongement de la RDA.

La France était ainsi confrontée à ce qui restait, en dépit de toute la rhétorique du Traité, son pire cauchemar : une Allemagne dominante en Europe, tant économiquement que politiquement et démographiquement. On sait quelle fut la réponse de François Mitterrand : chercher à lier l’Allemagne à l’Europe et, pour cela, il provoqua un mouvement d’accélération de la construction européenne dont nous mangeons aujourd’hui les fruits amers avec l’extension incontrôlée de l’Union Européenne et surtout l’Euro.

Mais il y eut un second changement, plus subtil mais non moins important. Dès le début des années 1990, soit au moment de la réunification, on vit les dynamiques démographiques de la France et de l’Allemagne diverger très sensiblement. Les raisons de ce phénomène sont nombreuses, et touchent tant à la démographie qu’à l’anthropologie et à la structure des modèles familiaux, comme l’a brillamment expliqué mon collègue Emmanuel Todd.

Aujourd’hui, nous sommes en présence d’un déséquilibre important. La France, pays de 65 millions d’habitants, à plus d’enfants (et avec une marge importante) que l’Allemagne, pays de 83 millions d’habitants. Il faut souligner que le phénomène de hausse de la fertilité des femmes touche en France toutes les catégories sociales et toutes les origines. Le discours selon lequel il serait dû à la population d’origine étrangère ne résiste pas à la lecture des chiffres de l’INSEE et de l’INED. De ce second changement, il résulte que les deux pays ne peuvent plus avoir la même politique économique. L’Allemagne, pays vieillissant rapidement, est confrontée de manière dramatique à la question du financement de ces retraites. La France doit fournir un emploi à ses jeunes qui arrivent tous les jours plus nombreux sur le marché du travail.

On ne sait pas assez que si l’on transposait sur l’Allemagne le taux de naissance de la France depuis 30 ans, le taux de chômage allemand serait le même que le taux français. On peut comprendre la politique économique allemande, essentiellement centrée sur la valeur de ses actifs patrimoniaux (ce qui implique une monnaie forte). Mais on doit aussi comprendre la nécessité pour la France d’avoir une forte croissance, ce qui impliquerait normalement une monnaie faible.

Ces deux changements ont rendu largement caduc le Traité de 1963. La France et l’Allemagne doivent impérativement trouver une forme leur permettant de gérer leur conflit de politique économique, car les deux aspirations, celle sur la valeur des actifs patrimoniaux et celle sur une forte croissance sont totalement légitimes dans la cadre de chaque pays. Il est idiot de demander à la France d’imiter l’Allemagne et il serait stupide d’exiger de l’Allemagne qu’elle singe la France.

Il est dommage que tout à la commémoration les dirigeants des deux Nations n’aient pas pris conscience de l’urgence qu’il y a aujourd’hui à inventer une nouvelle forme de coordination entre des politiques économiques qui seront, par nature et par obligation, toujours plus différentes dans la prochaine décennies.

L’opinion exprimee dans cet article ne coïncide pas forcement avec la position de la redaction, l'auteur étant extérieur à RIA Novosti.

*Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).

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