Les cicatrices d'un schisme

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Hugo Natowicz - Sputnik Afrique
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Récemment, la chaîne russe Koultoura diffusait une série en 20 épisodes consacrée au schisme de l'église orthodoxe, survenu au XVIIe siècle: rares sont les occasions de revenir sur cet événement tabou, dont les conséquences ne sont toujours pas surmontées.

Hugo Natowicz, pour RIA Novosti

Récemment, la chaîne russe Koultoura diffusait une série en 20 épisodes consacrée au schisme de l'église orthodoxe, survenu au XVIIe siècle. La longueur un peu exagérée du film intitulé Raskol (schisme) et son rythme extrêmement lent ont certainement dissuadé une bonne partie des spectateurs de visionner l'œuvre d'un bout à l'autre. Quoi qu'il en soit, la diffusion de ce film constitue une étape importante pour la Russie: rares sont les occasions de revenir sur cet événement tabou, dont les conséquences ne sont toujours pas surmontées.

Le schisme de l'église orthodoxe, ou schisme "nikonien", est un événement d'une grande complexité. Pour tenter de le résumer dans les grandes lignes, le patriarche de Moscou Nikon engage en 1652 une réforme de l'orthodoxie russe, accusée de s'être éloignée des rites et textes jugés plus "purs" des autres églises orientales, principalement de l'église grecque. Au-delà de son aspect formel, la réforme recouvre des enjeux complexes.

Tout d'abord, on assiste au renforcement de l'influence de l'église sur le pouvoir, par le biais de l'ascendant personnel de Nikon sur le tsar de l'époque Alexis Ier Mikhaïlovitch, surnommé le "très silencieux" ("tichaychi"). L'autre aspect est plus grandiose: pour le dire en langage contemporain, l'harmonisation des textes religieux sur une base commune doit permettre au jeune Etat russe de prendre le "leadership" du monde orthodoxe. Moscou, qui à la différence de Byzance a résisté à l'envahisseur musulman, se voit à terme en "Troisième Rome", capitale d'une puissance s'étendant du nord au sud du continent. 

Fait étonnant, ce n'est pas l'objectif profond de la réforme qui va poser problème, mais son application pratique. Pour harmoniser les textes de l'orthodoxie, Nikon décide de revenir aux textes grecs. Une partie de la population, notamment menée par l'archiprêtre Avvakoum, rejette cette réforme, préférant rester fidèle aux textes traditionnels russes. Les divergences sont cristallisées par le signe de croix, à trois doigts selon le nouveau rite, au lieu de deux auparavant. La situation n'est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, la problématique du protestantisme en Europe occidentale.

Nikon est finalement déposé en 1660, ce qui ne permettra pas de calmer le conflit. Les tensions montent en puissance jusqu'au concile de 1666 qui condamnera les Vieux-Croyants comme "schismatiques". La répression qui en découla fut d'une violence extrême. Nombre de vieux-croyants sont brûlés vifs sur le bûcher ("sroub"), comme ce sera le cas pour Avvakoum après un long emprisonnement. Certains choisiront de s'immoler par le feu en signe de foi. Le bilan des persécutions est difficile à chiffrer, certains livres mentionnant 100.000 personnes tuées (source vieux-croyante).

Une autre conséquence des répressions contre les Vieux-Croyants, c'est l'exode massif de ces derniers vers les marges de la Moscovie, comme l'Oural et la Sibérie, mais aussi vers des contrées plus lointaines, comme la Chine et le Japon, ou politiquement hostiles à la jeune Russie (Pologne et Turquie). Pour prendre la mesure du phénomène, on dénombre ainsi sous Pierre Ier plus de 900.000 personnes "en fuite", soit plus de 10% de la population russe. Les Vieux-Croyants s'installent en communauté, fondant églises et monastères.

La prise de certains territoires comme la Pologne par la Russie au cours des incessantes guerres de l'époque débouchera sur la déportation des "schismatiques" vers la Sibérie orientale et au-delà du lac Baïkal: ils constitueront la base du peuplement de régions reculées, permettant ainsi l'expansion territoriale de l'Empire russe. Dans l'Oural, terre d'élection des Vieux-Croyants, ces derniers constitueront le socle de l’entreprenariat russe, et grossiront les rangs des nombreux mineurs d'Ekaterinbourg. A travers l'histoire, ils opposeront une force d'opposition constante à la politique du "centre": ils soutiendront notamment Pougatchev, qui cherchait à se faire passer pour le tsar Pierre III, et joueront un rôle clé lors de la révolution de 1917.

Ennemi intérieur

Au-delà de ses séquelles historiques palpables jusqu'à nos jours, le schisme marque la naissance douloureuse de la conscience russe, sa consolidation assortie d'une terrible violence contre les dissidents. Toutes proportions gardées, cette conception d'une société russe unanimement soudée autour de nouvelles valeurs me pousse à un parallèle, certes osé, avec d'autres événements tragiques: le stalinisme, une époque également marquée par la "purge" des opposants réels ou imaginaires, jugée nécessaire à la consolidation de la société. Cet "ennemi intérieur", nécessaire à la construction de la nation, est un leitmotiv qui n'a cessé de hanter l'histoire russe.

Les réactions enflammées au sein de l'église orthodoxe russe et des communautés de vieux-croyants suite à la diffusion du film nous rappellent combien l'histoire la plus ancienne est toujours vivante en Russie. En ce sens, le film Raskol constitue un événement marquant: il pose le problème de l'oubli du passé et du pardon, ce pardon si dur à accorder mais nécessaire pour avancer sereinement vers l'avenir.

 

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