Géorgie-Ossétie du Sud: la guerre jusqu'au dernier réfugié

© RIA Novosti . Sergey KuznetsovGéorgie, le village de réfugiés de Verkhvebi
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Dans un village géorgien frontalier du district de Leningori, Ossétie du Sud, une jument pur-sang a disparu. Les villageois pensent que la jument a très probablement traversé la frontière et broute l'herbe des prés ossètes.

Dans un village géorgien frontalier du district de Leningori, Ossétie du Sud, une jument pur-sang a disparu. Les villageois pensent que la jument a très probablement traversé la frontière et broute l'herbe des prés ossètes.

Etant donné qu'il n'existe aucune communication officielle par la frontière, les signes distinctifs de la jument ont été transmis au cours des négociations dans le village frontalier d'Ergneti, dans le cadre du mécanisme pour la prévention d'incidents avec la participation des représentants de l'Union européenne, de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), de la Russie et des Nations Unies. Ils ont été transmis par le chef adjoint de la police de Gori, qui, d'ailleurs, est né dans le même district de Leningori en Ossétie du Sud, où il avait également commencé sa carrière en tant que simple agent de sécurité.

La haine efface tout

Généralement, au cours de ce genre de guerres, ce qui a un jour été un théâtre d'opérations extérieures (TOE) n'est en réalité qu'un minuscule territoire.

Et la frontière dans ce genre d'histoires est l'aune des relations entre ceux qu'elle sépare. Elle peut être aussi bien fermée complètement comme une ligne de front, ou transparente, elle peut s'ouvrir ou se fermer sur le coup de tête de quelqu'un, comme c'est souvent le cas, parce qu'après la guerre il n'existe aucune loi, hormis les lois injustes.

Et la principale loi est inexorable: les réfugiés ne reviennent pratiquement jamais. Même ici, où la frontière les sépare depuis hier de leur maison qui se trouve à seulement quelques kilomètres.

En général, on n'a nulle part où revenir. Le feu a touché en Ossétie du Sud tous les villages géorgiens transformés en ruines calcinées et, comme pour la joie des amateurs de banalités tragiques, des roses poussent entre les gravats avec des prunes et des pêches qui se gonflent et un morceau de tôle qui grince sur le toit brûlé.

Là où les fondations et les murs peuvent encore servir, on peut voir en grandes lettres: O C C U P É !. A tout hasard, un nom est parfois marqué quelque part.

La haine, comme la guerre hier, efface tout. "Pourquoi dans la soirée du 7 août ils sont partis tout à coup sans nous prévenir?", se souvient-on ici de l'année 2008. Comme en croyant sincèrement qu'une telle trahison est possible là où tous se connaissent et sont des proches, ce qui n'est pas non plus remis en question.

"Ici, ils ont tué un Ossète", montre avec conviction un homme devenu mon guide dans les ruines de Tamaracheni, un village géorgien à la périphérie de Tskhinvali, en direction d'une église qui, selon lui, a été érigé par les Géorgiens de ce village pour expier le péché. En face se trouve une autre église, et le guide fait un signe de tête incertain: c'est que là aussi ils ont tué quelqu'un…

Les "réfugiés" de Chevardnadze et de Saakachvili

Vingt années se sont écoulées depuis le premier exil, après la première guerre, de Géorgiens de Tskhinvali en Géorgie et à Gori, appelés les "réfugiés

de Chevardnadze ", par opposition aux "réfugiés de Saakachvili". Ici, de l'autre côté de la frontière, à Gori, leurs enfants ont déjà grandi sans rien savoir de la maison perdue de leurs parents. Très bientôt il n'y aura simplement plus personne pour revenir.

Il y a vingt ans, les "réfugiés de Chevardnadze" ont été installés là où c'était possible, on les oubliait dès qu'ils se retrouvaient loin des yeux, et pour cette raison ils s'efforçaient de rester visibles, ce qui les rendait encore plus exaspérants aux yeux des autres. Les réfugiés ne sont pas très appréciés dans la patrie historique. Après le premier élan de solidarité, il s'avère non seulement qu'ils sont un fardeau, mais également qu'ils sont des étrangers, ce qui est exact– les réfugiés ont largement emprunté au caractère de l'ennemi: aussi bien les Ossètes du sud qui ont fui vers le nord russe en 1992 que les Géorgiens chassés en 2008.

Les réfugiés sont des créanciers inexorables, ils rappellent ce que la patrie voudrait tant oublier – la guerre, la dette des compatriotes et les choses qui n'intéressent personne ici, hormis les réfugiés eux-mêmes.

"Personne ne voudra te parler dans le village de réfugiés, prépare-toi à ça", me disait-on à Gori avant mon voyage à Karaleti, l'un des lotissements construit à la périphérie de Gori il y a quatre ans par le gouvernement géorgien pour les "réfugiés de Saakachvili".

Mes amis avaient vu juste, je passais le long des habitations à travers les regards déprimés des habitants. Et seulement dans une maison on m'a souri, comme si je n'étais pas dans le sinistre Karaleti, mais à Eredvi qui a disparu, un autre village géorgien près de Tskhinvali abandonné par les habitants. "Vous avez été à Eredvi? C'est comment là-bas aujourd'hui?.."

Bien sûr, ces maisons ne sont pas des tentes ou des abris provisoires, même si on dit que les murs tremblent par mauvais temps. Deux chambres à coucher, un petit salon, une cuisine et une salle de bains. Il y a l'électricité et le gaz. Il y a même l'eau courante - et un chauffe-eau - mais principalement le matin et le soir. Un minuscule jardin près de la maison, et 15 ares de terrain alloués à proximité.

Une maternelle. Une école à Gori. On m'offre un café froid et des pêches du petit jardin: "Est-ce que vous avez vu des femmes, des enfants à Tskhinvali? On dit qu'il ne reste que des cosaques?..".

"On ne veut pas parler de choses négatives…", m'explique-t-on la froideur des voisins en laissant entendre qu'il y a des choses à raconter, mais je ferais mieux d'apprendre ces détails dans un autre endroit. Un réfugié a toujours des choses à craindre, même quand tout le monde autour n'a plus peur.

Le journaliste de Gori, Goga Aptsiaouri, qui s'occupe depuis longtemps des problèmes de réfugiés, précise que les réfugiés sont l'électorat du gouvernement actuel: "Il y a encore beaucoup de bonus informels dont le gouvernement pourrait priver un réfugié s'il lui paraissait déloyal." Chacun a son business sur lequel le gouvernement ferme les yeux, mais il pourrait ne pas le faire.

"Pensez-vous qu'on reviendra?.." La femme qui n'a pas vu ce qu'était devenue sa maison et le reste de sa vie à Eredvi semble ne pas avoir besoin de moi pour comprendre qu'elle ne reviendra nulle part. Et elle ne quittera pas cette maisonnette pendant encore très longtemps.

Une porte dérobée vers la Géorgie

Près de 1.500 maisons se trouvent à Karaleti. A Tserovani, le plus grand camp de réfugiés en Géorgie, qui est plus près de Tbilissi, il y en a près de 2.500. Les réfugiés de Karaleti travaillent à Gori, ceux de Tserovani travaillent dans les champs, il est très difficile de trouver du travail, mais une grande serre a été construite, ainsi qu'une usine de traitement de la viande. A Karaleti vivent principalement des réfugiés des villages géorgiens près de Tskhinvali. Ceux qui vivent à Tserovani ont eu plus de chance – leurs maisons de Leningori, à une heure d'ici, immédiatement derrière la frontière sud-ossète, sont restées intactes.

Le district de Leningori appartenait à une époque au Gouvernement (région) de Tiflis. Puis, lorsque la région d'Ossétie du Sud a été créée en 1940, il a adhéré à celle-ci. En 1990, après la proclamation par Tskhinvali de sa souveraineté, le district s'est divisé, et sa partie majoritairement peuplée de Géorgiens a également proclamé son indépendance – envers Tskhinvali.

En un mot, son histoire est presque identique à celle de l'Ossétie du Sud en miniature. Après la guerre d'août 2008, les Ossètes ont annexé le district à Tskhinvali, et 5.000 personnes se sont soudainement retrouvées dans un Etat étranger et hostile. Un Etat qui s'était vraiment séparé de leur patrie historique et qui n'était reconnu par personne.

En voyant des étrangers ici, tout comme à Karaleti et à Tserovani, les habitants détournent les regards en racontant à quel point ils sont bien ici – comme si cet "Etat étranger" était en réalité un Etat policier.

"Et personne n'a protesté lorsque les Ossètes sont revenus et ont décroché les panneaux écrits en géorgien?". "Personne", répondait avec lassitude Alexandre Baratachvili, chef adjoint de l'administration locale, qui depuis une heure dissipait mes soupçons, et j'avais commencé à le croire.

Certes, personne n'a protesté. Beaucoup (certains disent même que pratiquement tout le monde) sont simplement partis en Géorgie. Puis les gens sont revenus. Et une nouvelle fois repartis. Et c'est ainsi qu'ils vivent, tantôt ici à Leningori, où ils ont leurs maisons et où sont les tombes de leurs ancêtres, tantôt là-bas, à Tserovani, où en plein champ les maisons sont battues par les vents et il n'y a rien à espérer.

"Où est la logique?" "Il n'y en a pas", reconnaît Alexandre Baratachvili, qui semble désespérer à vouloir expliquer à quel point c'est absurde de vouloir trouver une logique dans quelque chose qu'on doit avoir vécu par soi-même pour pouvoir  comprendre.
Lorsque quatre ans auparavant les habitants de Leningori ont appris le résultat du voisinage osséto-géorgien à Tamaracheni et à Eredvi, ils ne pensaient pas que tout se répéterait pour eux également. Ils avaient simplement très peur. Difficile de ne pas être effrayé. Et le gouvernement géorgien leur a proposé Tserovani.

Et aujourd'hui, ils ne vivent pas entre deux maisons, mais entre deux pays hostiles. Ils ont toujours été étrangers pour l'Ossétie du Sud, et pendant encore longtemps ils ne seront pas chez eux en Géorgie. C'est toujours le cas des réfugiés, même s'ils ne le sont pas à part entière.

Ici, on ne craint pas les Ossètes, qui, au contraire, ne posent aucun problème. On craint la fermeture de la frontière. Car pratiquement tout le monde possède une porte dérobée vers Tserovani, pratiquement tout le monde a des proches en Géorgie. Et pratiquement chaque famille travaille dans le seul commerce qu'il est possible de pratiquer: dans les magasins de Leningori tous les produits viennent de Géorgie, et même à Tskhinvali personne ne cache que les pêches proviennent également de Leningori, c'est-à-dire de l'autre côté de la frontière.

Quand la guerre se termine

Khokh Gagloïev, représentant adjoint du président sud-ossète pour le règlement post-conflit, explique pourquoi les postes frontaliers officiels sont absents sur la frontière géorgienne: "Un accord sur la délimitation et la démarcation de la frontière doit être conclu avec la Géorgie à cet effet."

Pour cette raison, aux négociations à Ergneti on n'aborde que des déplacements d'un poste de contrôle d'une centaine de mètres et les signes distinctifs d'une jument disparue.
Et en parallèle tout se déroule comme l'exige l'éternelle nature des choses. Selon un accord tacite, les bergers locaux déplacent les troupeaux des deux côtés entre les pâturages d'hiver et d'été.
Et même la vérification des papiers d'identité est très superficielle, car tout le monde se connaît ici. Et tout le monde craint qu'un jour la frontière se transforme en ligne de front, car il est tellement facile de perturber la nature des choses. Parce qu'hormis ceux dont la vie dépend de la frontière, cette nature n'intéresse personne ni à Tskhinvali, ni à Tbilissi.
Et personne n'est responsable du fait que pour la Géorgie l'Ossétie du Sud et la guerre ne sont qu'une douleur historique abstraite, et non pas des gens concrets qui, en quittant Leningori pour Tserovani, craignent à chaque fois ne plus y revenir, et pour qui la guerre ne se termine toujours pas.
Car pour beaucoup en Géorgie elle s'est terminée presque immédiatement, et les cinq jours de la guerre se sont transformés en un choc éphémère qui a passé rapidement. A Gori la guerre était carrément perçue comme un malentendu parce que Gori était considérée par les gens en Ossétie du Sud comme la ville où vivaient leurs amis et où beaucoup travaillaient, et les habitants de Gori n'avaient rien contre le statut officieux de leur ville comme capitale de la région.

ême aujourd'hui, les habitants de Gori n'estiment pas que quelqu'un ait fait la guerre contre eux, ils sont convaincus que les bombes avaient un caractère d'avertissement, même s'ils ne comprennent pas comment on pouvait lancer des bombes là où se promènent les enfants.

Depuis longtemps on n'y voit plus de traces d'impact de bombes, et les ruines ne sont que le travail de destruction du temps, et non pas des bombardiers. Et une mère qui se rend au cimetière où est enterré son fils tué par les bombes n'évoque pas non plus de la guerre, parce qu'une mère ne se préoccupe sans doute pas de savoir si c'est arrivé pendant la guerre ou dans un accident de voiture, et encore moins les autres. Ici, les réfugiés irritent également par leurs sourires vengeurs lorsqu'ils entendent parler des dégâts à Tskhinvali.

Pour les "réfugiés de Chevardnadze", la plus grande guerre reste celle qui a eu lieu 20 ans auparavant, et elle s'est terminée pour eux lorsqu'ils se sont intégrés à la Géorgie, et que leurs enfants ont grandi sans même savoir à quel point Tskhinvali était agréable à vivre auparavant, d'ailleurs cela ne les intéresse pas vraiment. Et un vieillard qui a fui Tskhinvali en 1992, installé dans une résidence de la banlieue de Gori frappée par une bombe en 2008, a mis beaucoup de temps pour se rappeler la langue russe et déclarer qu'il ne regrette rien.

Quant aux "réfugiés de Saakachvili", pour l'instant ils préfèrent ne pas quitter leurs villages, ils continuent de se serrer les coudes, et même ceux qui avaient 14 ans il y a quatre ans et qui pourraient aujourd'hui se laisser séduire par les tentations de la ville restent dans leurs maisons.

Dans 20 ans, peut-être, ils apprendront également à vivre en Géorgie. Et leurs maisons seront alors vétustes. Très probablement personne ne tentera de les réparer.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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