Alexandre Herzen, 200e anniversaire du grand révolutionnaire russe

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Alexandre Herzen a de la chance avec les dates rondes. Il aurait célébré son 200e anniversaire, de la même manière que son 100e anniversaire, dans une Russie où ses écrits demeurent actuels.

Alexandre Herzen a de la chance avec les dates rondes. Il aurait célébré son 200e anniversaire, de la même manière que son 100e anniversaire, dans une Russie où ses écrits demeurent actuels. En 1912, ses œuvres étaient publiées en Russie avec une certaine censure, ce qui signifie qu'on les craignait encore. Et en Russie en 2012 il se serait retrouvé dans un pays qui lui est familier, une Russie avec un pouvoir gouvernemental absolutiste, l'Eglise orthodoxe qui tend vers ce pouvoir et avec une intelligentsia toujours mécontente.

Alexandre Herzen aurait également compris la condescendance que l'intelligentsia et la
"classe moyenne", qui en est issue, sont prêtes témoigner envers tout ennemi du gouvernement. Envers les "ceux qui combattent l'impérialisme russe" à l'étranger (un clin d'œil à la Pologne que Herzen adorait) ou envers leurs propres radicaux de gauche.

Et même le radical de gauche, type familier à Herzen par son amitié avec Mikhaïl Bakounine, a refait son apparition – voyez Sergueï Oudaltsov ou Ilia Boudraïtskis. Tous les gauchistes d'aujourd'hui n'ont pas été engendrés en Russie par Staline et Brejnev…

Qui l'a réveillé?

Comme si pratiquement tout un siècle manquait, lorsque en Russie les SOI-DISANT partisans des idées de Herzen – les bolcheviks communistes russes remportaient la victoire et faisaient ce que bon leur semblait. Probablement par son amour Lénine a infligé à la mémoire de Herzen un plus grand préjudice qu'à celle de Nikolaï Berdiaev et d'Ivan Iliin par sa haine pour ces derniers.

Lénine a expulsé du pays Berdiaev, Iliin et Troubetskoï sur le "paquebot philosophique" et a retiré leurs œuvres des bibliothèques en les transformant en fruit interdit. Le sort de Herzen a été pire. Le gouvernement soviétique en a fait par ses éloges un somnifère, en forçant plusieurs générations de Russes à l'étudier à l'école: "Les décabristes ont réveillé Herzen".

On se souvient d'une histoire drôle de l'époque soviétique: "Quand l'insurrection décabriste a-t-elle eu lieu?". "Dans la nuit". "Pourquoi?" "Parce que les décabristes ont réveillé Herzen". En réalité, Herzen a été réveillé par son père, qui traitait les paysans comme du bétail, et dans une plus grande mesure par son oncle, qui entretenait chez lui un harem de jeunes filles roturières.

La perversion libère certaines personnes de leur asservissement, et en offense d'autres.
Herzen, qui en a été le témoin durant son enfance, faisant partie des seconds. De sa vie, il n'a jamais pu supporter ni tolérer l'humiliation de l'homme par l'homme, l'humiliation de la dignité humaine. Et cela a transformé Herzen d'abord en ennemi de l'autocratie (en Russie), puis de la bourgeoisie autoritaire (en Europe occidentale, où il a réussi à fuir après la mort de son père en 1847).

Ennemi des gendarmes de l'Atlantique à l'Oural

"Respectez en moi la liberté humaine. La liberté de l'homme est la plus grande cause, c'est la seule base possible pour faire grandir la véritable liberté du peuple, écrivait Herzen en expliquant sa décision de rester à l'étranger. Chez nous, l'être humain a toujours été réprimé, et n'a même pas cherché à s'y opposer… La liberté d'expression chez nous était toujours considérée comme insolence."

Parlait-il de la Russie? Pas seulement, en fait. En partant en Occident juste avant l'année révolutionnaire 1848, Herzen n'est pas arrivé en Europe comme un dissident provincial effrayé, mais comme un véritable "Européen russe", qui parlait depuis l'enfance plusieurs langues et ne se refusait pas le droit de critiquer le "monde libre".

En regardant autour de lui en Europe, Herzen fait une découverte. Si en Russie à l'époque de Nicolas I le libre penseur est toujours accompagné par un policier qui veille à ce que l'adepte de la vérité n'écrive pas de choses dépassant le cadre de la censure, l'Européen est surveillé par un policier encore plus strict qui se trouve à l'intérieur de lui. Et ce "policier intérieur" arrête sa plume, d'une manière bien plus sévère que le gendarme russe. Aujourd'hui, on appelle cela la censure intérieure.

Herzen a soudain découvert qu'en arrivant en Europe, les révolutionnaires russes étaient plus logiques, plus radicaux et plus braves que leurs frères français ou anglais. Le "policier intérieur" n'étouffe pas leur voix, et Herzen en parle avec une fierté qui lui est propre: "Etrange est le destin des Russes –  ils voient plus loin que leurs voisins, plus sombrement, et expriment leur opinion plus franchement, - ces Russes, ces êtres "muets", comme disait Jules Michelet."

La russophilie dissidente

Jules Michelet (1798-1874). Ce grand historien français, futur ami d'Alexandre Herzen, a joué un rôle considérable dans le destin de Herzen et son héritage. C'est lui qu'était adressée la lettre devenue le plus remarquable pamphlet politique de Herzen, sa brochure Le peuple russe et le socialisme.

Dans ce travail on trouve pour la première fois cette fierté dissidente propre à la Russie, dont on a récemment entendu parler de la bouche des gens qui s'en retournaient chez eux après le rassemblement de la place Bolotnaïa. Ce n'est pas un hasard si à l'époque soviétique Herzen était l'écrivain préféré de Valeria Novodvorskaïa, dissidente russe.

Lisons la lettre de Herzen adressée à Michelet, qui écrivait en 1851, en pleine bataille pour la Pologne, que les Russes n'étaient pas des hommes:

"Voulez-vous parler de la Russie officielle, de l'empire des façades, du gouvernement
byzantino-allemand? D'accord, nous acquiesçons d'avance à tout ce que vous nous direz; la défense ne nous incombe nullement; le gouvernement russe a assez d'agents littéraires dans la presse parisienne, pour que les apologies les plus éloquentes lui fassent jamais défaut… Mais le peuple russe, Monsieur, existe, il vit, il n'est même pas vieux, il est très jeune… Le passé du peuple russe est obscur; son présent est affreux; il a néanmoins quelques droits à l'avenir: il ne croit pas à son état actuel, il a la témérité d'espérer, et il espère d'autant plus qu'il possède moins."

200 années se sont écoulées depuis la naissance de l'auteur de ces lignes, et la formule qu'il a conçue "J'aime le peuple mais pas le gouvernement" ne prend pas une ride aux yeux de beaucoup de gens. Ne disparaît pas non plus la vision nihiliste de Herzen de l'histoire russe, certainement formulée pour contrarier la triade impériale optimiste du chef de la Troisième section (police secrète) d'Alexandre von Benckendorff: "Le passé de la Russie est surprenant, son présent est plus que magnifique, et quant à l'avenir, il est supérieur à tout ce que l'esprit le plus audacieux peut imaginer."

Evidemment, Benckendorff était chargé d'embellir la réalité historique. Mais Herzen, avec son "passé obscur et son avenir effrayant", exagérait également. L'origine de la subjectivité de Herzen est le refus mentionné ci-dessus de l'humiliation de l'être humain, son sentiment de culpabilité pour ce que ses parents nobles ont fait subir à leurs serfs.

L'infatigable blogueur londonien

Herzen travaillait dans le domaine où il se sentait le plus utile, talentueux et demandé.
Le journal Kolokol (la Cloche) qui le publiait à Londres est devenu au XIXe siècle un moyen plus puissant de lutte contre la corruption que ne l'est aujourd'hui internet. Les hauts fonctionnaires avaient peur de se retrouver dans les pages du Kolokol, c'était une véritable honte.

Herzen était-il toujours juste dans sa critique de la société russe de son époque? Dans les années soviétiques, il était convenu de répondre – toujours. Aujourd'hui, dieu merci, on peut dire – pas toujours. Et c'est une bonne chose pour la mémoire de Herzen. Car même dans ses erreurs il était perspicace et grand à sa manière. Par exemple, voici ce qu'il écrit sur l'Eglise orthodoxe russe de son époque.

"Après l'empereur, seul le clergé pouvait avoir une influence sur la Russie orthodoxe.
Il représente dans le milieu gouvernemental l'Ancienne Russie; le clergé ne se rase pas la barbe et de cette manière reste du côté du peuple. Le peuple fait confiance aux moines… Mais les prêtres ont perdu toute influence avec leur avidité, leur alcoolisme et leurs liens avec la police. Et ici le peuple respecte l'idée, mais pas l'individu."

L'avenir a montré que dans son appréciation négative du clergé Herzen avait tort: seulement 50 ans après sa mort beaucoup de prêtres ont préféré la mort et la souffrance à la négation de leur foi dans un Etat athée qui les exterminait comme un "anachronisme". Et en fin de compte, l'Eglise a remporté la victoire en survivant au gouvernement soviétique (cette fois le véritable "anachronisme").

Mais l'avidité, l'alcoolisme et le copinage avec les forces de sécurité au XIXe siècle existaient également. Et il ne faut pas l'oublier, pour ne pas répéter le cycle maudit de l'histoire russe. Et si on l'oubliait ne serait-ce qu'une journée, alors relisons Herzen.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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