Le triomphe de l'opposition de Iaroslavl à Rangoon

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Cela faisait longtemps que le résultat d'élections tenues le 1er avril dans un pays situé à des milliers de kilomètres de Londres ou de Washington avait fait la une de pratiquement tous les journaux britanniques et américains sérieux.

Cela faisait longtemps que le résultat d'élections tenues le 1er avril dans un pays situé à des milliers de kilomètres de Londres ou de Washington avait fait la une de pratiquement tous les journaux britanniques et américains sérieux. Ce n'est pas Iaroslavl, ville russe où a été élu un maire d'opposition. Il s'agit de Rangoon, l'ancienne capitale et la plus grande ville de la Birmanie (ou Myanmar), plus précisément d'un bureau de vote situé à proximité de cette ville. A Rangoon (dans la même journée qu'à Iaroslavl) après 22 ans d'assignation à résidence et autres désagréments, "l'icône de la démocratie" - Aung San Suu Kyi, âgée de 66 ans, a été élue députée. Rangoon et Iaroslavl mettent en évidence de nombreuses coïncidences sur la manière de transformer un dissident (ou un membre d'opposition "hors système") en un élément utile du mécanisme politique du pays.

Elle s'appelle Liberté
La Birmanie, par un étrange concours de circonstances, est devenue un pays-test, dont les événements mettent en évidence (en miniature) de nombreux processus clés dans la politique mondiale.

Quelles sont ces circonstances. Pourquoi s'est-il avéré que l'un des pays les plus pauvres du monde a acquis autant d'importance? C'est un mystère. Mais des sujets globaux sont foison là-bas: le passage d'un régime militaire à un gouvernement civil, les sanctions internationales, la lutte pour l'influence entre l'Occident et la Chine, le rôle des voisins régionaux, et ainsi de suite. De plus, cela ressemblerait à l'Orient arabe si la situation chez les Arabes n'évoluait pas de manière chaotique.

Alors, que s'est-il passé le week-end dernier dans ce pays d'Asie du Sud-est, et qui a remporté la victoire? Pour les anciens maîtres de la Birmanie, les Anglais, la victorieuse Madame Aung San Suu Kyi est un cas classique de Birmane "londonienne": elle a émigré en Grande-Bretagne en 1960, à l'âge de 15 ans, elle est diplômée d'Oxford, elle a épousé un spécialiste britannique du Tibet, Michael Aris. Elle est revenue en Birmanie en 1988, lorsqu'elle avait 43 ans, et s'est avérée un symbole très pratique pour la lutte politique dans le pays à l'époque. Car hormis son charme, Suu Kyi est surtout connue auprès de ses compatriotes comme la fille de son père-héros, le "père de l'indépendance" du pays, le général Aung San.

Toutefois, les Américains, qui ont consacré aux événements actuels en Birmanie pratiquement la moitié d'un numéro de Foreign Policy, un supplément du Washington Post, ne l'appellent pas la "sœur de l'indépendance", mais Lady Liberty, en faisant allusion à la Statue de la Liberté, à l'entrée du port de New York. Bref, presque une déesse.

C'est en cette qualité qu'elle a été invitée en 1988 à prendre la tête de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) birmane, qui a remporté les élections de 1990, après quoi les militaires au pouvoir ont annulé les résultats des législatives, et jusqu'à récemment dirigeaient le pays soumis au régime d'état d'urgence. Mais après la nouvelle constitution de 2008, puis après les élections législatives de 2010, après de longues discussions nerveuses avec leurs voisins de la région, ainsi que la Chine, l'Inde et la Russie sur leur soutien en cas de chaos, les militaires ont initié la transition vers un système de gouvernement normal.

Les élections partielles actuelles dans 45 circonscriptions et la victoire de Suu Kyi personnellement et de la LND font partie de cette transition prévue par les militaires. Une transition très en douceur, car le quota d'un quart des 664 sièges au parlement demeure entre les mains de l'armée, et la majorité appartient également au parti au pouvoir qui est un parti militaire.

Qu'est-ce qu'une démocratie dirigée?

Dans un certain sens, les militaires sont aujourd'hui revenus en 1990 afin de rejouer la partie plus intelligemment. Ils craignaient certainement que le LND remporte à nouveau les législatives, grâce aux sentiments de protestation qui étaient et demeurent très forts dans ce pays très pauvre et illettré. Et c'est bien ce qui s'est produit. Selon les résultats préliminaires, Suu Kyi n'a pas remporté la victoire toute seule, mais d'autres candidats de son parti se sont également imposés dans pratiquement toutes les circonscriptions disputées.

Les militaires en Birmanie et leur rôle politique sont un anachronisme des années 1960 et des années antérieures, lorsque l'armée était la seule institution nationale dans de nombreux pays qui venaient de devenir indépendants. Des pays où il n'y avait aucun parti (en dehors des capitales), ni même parfois de langue commune. En bref, il n'y avait pas de nation. D'ailleurs, le régime de Hosni Moubarak en Egypte ou de Hafez al-Assad en Syrie date de la même époque. Dans ces pays, il n'y avait personne, hormis les militaires, pour exercer le pouvoir, d'où le terme (créé en Indonésie) de "démocratie dirigée." Et il ne faut pas l'utiliser à l'égard de la Russie, qui est différente de ces pays après leur indépendance, bien qu'il existe une certaine ressemblance. Sous la forme d'absence de société civile "européenne", par exemple.

Et aujourd'hui, les militaires birmans doivent construire cette société après l'échec de 1990, lorsque la victoire aux législatives a été remportée par un parti "métropolitain" avec un minimum d'expérience de la gestion, qui plus est avec presque une étrangère en tant que leader. Mais le pays s'est-il beaucoup éloigné de l'ancienne époque? Pas vraiment.

Qui a été élu le 1er avril dans le district semi-rural, ruiné, pratiquement rasé en 2008 par le typhon Nargis? "Notre leader merveilleuse et adorée Suu" (rappelons qu'elle a 66 ans). Mais qu'attendiez-vous de gens qui, quand ils ont un bon salaire, gagnent près de 50 dollars par mois?

Le rôle de dissident dans la politique mondiale contemporaine est un sujet à part entière. Un dissident est un résident sympathique d'un pays non-occidental, divinisé en Occident comme incarnation de la lutte contre toute dictature. Suu Kyi, qui a reçu le prix Nobel de la paix et d'autres, est peut-être le principal symbole de ce genre. Mais, comme nous pouvons le voir, dans son pays d'origine, grâce à 22 ans d'assignation à résidence, avec de courtes intermittences, elle est plutôt un symbole qu'une personne. Là voilà la démocratie locale, sans parler du fait que la Ligue, c'est un groupe restreint d'intellectuels métropolitains d'âge avancé, ainsi que quelques activistes qui l'ont rejoint plus récemment.

Bref, la LND, aussi bien en 1990 qu'aujourd'hui, convient pour une activité protestataire, mais pas pour participer à la gestion de l'Etat, même en tant que mouvement d'opposition. Evidemment, les militaires en sont responsables, mais on se demande alors ce que Suu Kyi doit désormais faire. Continuer à jouer le rôle d'opposante?

D'ailleurs, cela concerne également le nouveau maire de Iaroslavl (ville russe à 282 km au nord-est de Moscou). Un opposant à qui l'électeur a confié une tâche concrète – ce n'est pas vraiment Madame Suu. C'est une partie du mécanisme politique.

La presse anglo-saxonne mentionnée ci-dessus déborde de recettes sur ce que Suu Kyi doit faire par la suite, de la fédéralisation du pays à la réécriture de la constitution (en réduisant le rôle des militaires). Et on discute également de la question de savoir à quelle vitesse il faut annuler les sanctions frappant la Birmanie qui sont clairement un échec et désormais sont tout à fait absurdes. Mais, encore une fois, c'est une vision "de l'extérieur."

Mais si l'on examine la situation de l'intérieur, on s'aperçoit que l'opposant arrivé au pouvoir ne peut pas ne pas travailler normalement, sans scandales ni protestations, avec le gouvernement existant. Qui plus est si c'est ce même gouvernement qui expérimente les réformes. Sinon l'électeur dirait: pourquoi l'a-t-on élu, où sont les résultats? On pouvait faire une révolution sans élections. Bref, il est temps de chercher d'autres dieux et déesses.

A en juger par les déclarations, suivies de près à l'étranger, faites à la veille des élections par Suu Kyi concernant la coopération avec le gouvernement au sujet des sanctions contre son pays, elle en est parfaitement consciente.



L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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