Septembre rouge en pleine Grande guerre

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La révolution oubliée du corps expéditionnaire russe en France. La Courtine (Creuse), 1917.

Par Piotr Romanov, RIA Novosti

La révolution de février 1917 en Russie n'était pas de nature à accélérer la victoire de l'Entente, mais plutôt à la retarder sensiblement, comme on le comprit alors rapidement à Paris et à Londres. Mais si l'on chercha d'abord outre-manche un moyen de tirer parti de ce problème, en France, on s'y heurta presque immédiatement.

En effet, le corps expéditionnaire russe qui avait jusque-là combattu côte à côte avec les alliés commença à gamberger, se scindant petit à petit entre partisans du Gouvernement provisoire et sympathisants de la minorité bolchévique.

Les soldats russes (quatre brigades), étaient arrivés en France en 1916. La première et la troisième furent affectées sur le front français, la deuxième et la quatrième envoyées en Macédoine, conformément aux plans de l'Entente.

La première brigade, arrivée en France par la Mandchourie, débarqua en avril 1916 à Marseille, où elle fut accueillie avec force musique, discours enflammés sur la fraternité entre les soldats, fleurs et embrassades. La troisième brigade, arrivée à La Palice (La Rochelle) en provenance d'Arkhangelsk, fut reçue de la même manière. Réunis, les deux corps furent dirigés sur le front de Champagne, où ils endurèrent aux côtés des Français toutes les horreurs quotidiennes de la Première Guerre mondiale.

Français et Russes réagirent de la même manière à la dure réalité des tranchées. Dès le printemps 1917, plus particulièrement après l'échec de l'offensive française du mois d'avril, les cas d'insoumission et de désertion se multiplièrent, alors que les slogans pacifistes trouvaient de plus en plus d'écho parmi les soldats. Avant même l'été, plusieurs cas de mutineries furent enregistrés.

Raymond Poincaré, dans ses souvenirs de l'année 1917 ("Au service de la France", tome IX intitulé "L'année trouble"), écrit: "Pétain nous informe à nouveau de la situation de l'armée. Cinq corps d'armée sont presque entièrement touchés. Il s'agit d'une sérieuse maladie, affirme le général, mais elle n'est pas incurable; j'espère la vaincre en quelques semaines; il faut cependant mener dans tous les régiments des mesures de répression pour l'exemple; il faut aussi se refuser à toute grâce dans tous les cas de mutineries et de désertions collectives" (citation retraduite du russe, ndlr.).

Des mesures d'endiguement de "l'épidémie" furent prises sur le champ: on prononça 130 condamnations à mort. 25 d'entre elles furent mises à exécution, et les autres commuées en déportations dans des endroits reculés du Maroc, d'Indochine et d'Algérie méridionale, qui plus est assorties d'une interdiction de communiquer par courrier, ce qui explique que beaucoup de déportés furent longtemps considérés comme eux-aussi exécutés.

L'état-major français, qui ne put naturellement se résoudre à fusiller les soldats russes coupables de désobéissances ou de désertions, retira tout de même du front les deux brigades, qui furent installées à La Courtine, dans le sud de la Creuse, dans une sorte de camp de quarantaine. Dans le même temps, Paris exigea du Gouvernement provisoire qu'il reprenne en main son corps expéditionnaire.

L'exigence des Français fut soutenue par Serge Svatikov, alors représentant du pouvoir russe en France: "Avant tout il faut rétablir la discipline. Il faut fusiller tous ceux qui refusent de se soumettre aux ordres de leurs supérieurs. Il faut de plus éviter à tout prix la participation des Français à cette opération. Mais rien ne doit nous empêcher de prendre les mesures les plus sévères."

En juillet 1917 se produisit donc en France une bataille quelque peu oubliée par l'Histoire entre le Gouvernement provisoire et les bolchéviques, pour le contrôle de la première brigade du corps expéditionnaire russe, qui comptait près de 10.000 soldats refusant de se battre un jour de plus et exigeant d'être renvoyés chez eux.

La répression des mutins fut confiée à la seconde brigade russe (en France, c'est-à-dire la troisième, ndlr.), fidèle au gouvernement et au général Zankiévitch. Les troupes françaises, formant un second cercle autour du camp de La Courtine, assistèrent au "règlement de comptes" entre soldats russes, prêts à intervenir en dernier recours. Les forces envoyées autour du camp étaient tout de même imposantes: 9 compagnies d'infanterie, 4 pelotons de mitrailleurs, et 3 pelotons de cavalerie, sans compter l'artillerie.

Le 1er août 1917, le général Zankiévitch demanda que soit porté à la connaissance des insurgés l'ordre suivant: "J'ai reçu un télégramme du ministre de la guerre Kerenski indiquant que le rapatriement en Russie de nos forces se trouvant ici-même est exclu. Au contraire, le Gouvernement provisoire examine la possibilité, pour des raisons stratégiques, d'envoyer la première division spéciale sur le front de Salonique. Dans ce même télégramme, j'ai reçu l'ordre suivant: "En ce qui concerne l'agitation et les manquements à la discipline dans la première brigade russe en France, le ministre de la guerre trouve indispensable d'y rétablir l'ordre par les mesures les plus sévères, pouvant aller jusqu'à l'emploi de la force armée et en se fondant sur le règlement récemment adopté sur les tribunaux révolutionnaires militaires les autorisant à décréter la peine capitale. L'opération de reprise en main de la première brigade est confiée à notre deuxième brigade (la "troisième", ndlr.), avec pour ordre d'éviter autant que possible l'intervention des soldats français dans cette affaire.

En signe de subordination totale j'exige que les soldats sortent du camp en tenue et en laissant sur place leurs armes blanches et leurs armes à feu."

Ce premier ordre ne donna aucun résultat, et le 14 septembre un nouvel ultimatum fut lancé aux insurgés. La nouvelle ordonnance du général Zankiévitch répéta la précédente, en ce sens qu'elle demandait aux soldats de sortir du camp en y laissant leurs armes, mais les menaçait de nouvelles mesures.

Premièrement: "Tous les soldats qui ne se seront pas soumis [...] à ces exigences à 10 heures le 16 septembre au matin seront, conformément aux ordres du Gouvernement provisoire, considérés comme des traîtres envers la Patrie et la révolution et privés: a) du droit de participer aux élections à l'Assemblée constituante; b) de leurs rations familiales; c) de tous les avantages et privilèges qui seront accordés par l'Assemblée constituante."

Deuxièmement, le général annonça que l'artillerie ouvrirait le feu sur le camp le 16 septembre au matin.

Troisièmement, "tous ceux qui ne se soumettront que par l'emploi des armes [...] seront traduits devant le Tribunal révolutionnaire militaire", ajouta-t-il.

Cette fois, le général se résolut à l'emploi de la force. Le 16 septembre à 10 heures, comme le précisait l'ultimatum, une première salve d'artillerie fut tirée sur le camp. En réponse, les insurgés entonnèrent la Marseillaise, avant que l'orchestre ne joue la Marche funèbre de Chopin.

A l'aube du 17 septembre, les soldats retranchés refusaient toujours de se rendre. Après 24 heures de bombardements, seuls deux cents insurgés étaient sortis du camp, profitant de la nuit pour ramper jusqu'aux forces fidèles au Gouvernement provisoire. L'artillerie reprit de plus belle son travail de sape. Ce n'est que vers midi que la brigade se rendit.

Comme toujours dans ce genre de cas, les sources officielles et non-officielles ont avancé un bilan sensiblement différent. L'opération de répression a fait officiellement 9 morts, alors que les témoins évoquent plusieurs centaines de victimes. Les Russes, comme les Français, eurent beaucoup de mal à associer démocratie et devoir militaire en évitant les pertes humaines.

Alexandre Kerenski remporta sur les bolchéviques la bataille de La Courtine, mais perdit la guerre à Petrograd quelques semaines plus tard.

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