Pourquoi l'amiral Kouznetsov a-t-il réussi là où les autres capitaines de l'Armée Rouge ont échoué ?

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Par Nikolai Khorounjii, RIA-Novosti.

L'invasion surprise de l'Allemagne nazie a été dévastatrice pour l'URSS. Pourquoi ?

Certains chercheurs font ressortir une erreur de calcul de Staline qui cherchait à gagner du temps pour mieux se préparer à la guerre et ne pas fournir aux Allemands le moindre prétexte formel pour une agression. Mais ils passent sous silence le facteur psychologique qui compte tellement dans la prise de décisions politiques ! Cynique en politique, Staline ne pouvait pas ne pas voir du cynisme dans la politique du Troisième Reich : le gouvernement hitlérien n'hésitait pas à créer un prétexte là où il n'y en avait pas. De ce fait, l'ordre de ne pas provoquer les Allemands aurait pu retarder de quelques jours et même de plusieurs semaines le début de la guerre sans pouvoir la prévenir !

Mais Staline refusait de se rendre à l'évidence et s'énervait visiblement dès que des faits réfutaient sa théorie artificielle selon laquelle les Allemands ne mèneront pas une guerre sur deux fronts et qu'ils n'attaqueront par l'URSS avant d'en avoir fini avec l'Angleterre.

L'agacement de Staline contre ceux qui avaient tous les arguments pour prouver que la guerre était imminente était "finement" capté par la nouvelle génération des commandants venue remplacer la génération précédente fauchée par la terreur de 1937. Le général Makhmout Gareev, président de l'Académie des sciences militaires, cite les faits suivants :

"Le maréchal Joukov, dans son entretien avec l'historien Viktor Anfilov, disait que lorsqu'il a présenté à Staline, le 17 mai 1941, un rapport sur les préparatifs menés à l'Etat-major général, la réaction du guide fut plus que douloureuse. "Vous cherchez à provoquer l'affrontement avec l'Allemagne ou quoi ?" a-t-il littéralement bougonné en entendant le chef de l'Etat-major proposer de porter un "coup par anticipation".

A l'une des séances du Bureau politique, Staline a reproché au commissaire du peuple à la Défense Timochenko d'avoir perçu avec une "droitureexcessive" et "trop littéralement", l'esprit offensif de son discours du 5 mai 1941. "J'ai dit cela pour le peuple, il faut bien aiguiser sa vigilance, a fait alors observer Staline. - Et vous, vous feriez bien de comprendre que l'Allemagne, à elle seule, ne nous fera jamais la guerre". Et d'ajouter : "Si à la frontière vous continuez de taquiner les Allemands en procédant à des mouvements de troupes sans notre autorisation, des têtes vont sauter !" Joukov et Timochenko évoquaient ces propos en dressant le bilan des exercices de la Région militaire de Biélorussie en 1955".

L'allusion a été bien comprise. Et même les capitaines les plus courageux de l'armée ont dû dissimuler leur courage et leur honnêteté. Les uns ont eu peur, les autres ont fait chorus. Lavrenti Beria, commissaire du peuple à l'Intérieur, menaçait de "réduire en poussière" les auteurs des rapports qui parlaient d'une éventuelle agression allemande et assurait le guide : "Moi et mes hommes, nous gardons toujours à l'esprit votre sage indication : en 1941, Hitler ne nous attaquera pas !"

Les tentatives de certains chefs militaires de déployer des renforts sur la frontière ont été durement réprimées. Qualifiés de "sème-la-panique", ces officiers étaient sanctionnés, et pas seulement par le Parti ou par l'Armée. Ainsi, le commandant du régiment d'artillerie de la 10e armée a lancé au cours de la réunion de parti le 17 juin 1941 : "Il se peut que ce soit notre dernière réunion en temps de paix". Puisque cette déclaration ne correspondait visiblement pas au Communiqué de l'agence TASS du 14 mai 1941 qui qualifiait de provocation les bruits sur la guerre imminente, accusé de semer la panique, il a été arrêté le lendemain. Le 23 juin, son dossier était examiné à Smolensk, sous les bombes de l'aviation allemande. Et alors ? La logique des enquêteurs était simple : puisque TASS avait annoncé qu'il n'y avait pas lieu de s'attendre à une attaque allemande, il fallait s'en tenir à cela, bombardement ou pas.

De brusques tournants

Dans ces conditions, l'ordre de l'amiral Nikolaï Kouznetsov, 36 ans, commissaire du peuple à la Marine de guerre, de tirer sans préavis sur les avions étrangers qui survolaient de plus en plus fréquemment les bases navales soviétiques semblait une folie. Cet ordre a été signé le 3 mars 1941. Un an avant cet ordre, en février 1940, dans une directive aux flottes, l'amiral rappelait aux marins la possibilité d'une attaque conjointe contre l'URSS de la part de la coalition de l'Italie, de la Hongrie et de la Finlande dirigée par l'Allemagne.

"En fait, ces jours-ci, c'était déjà la guerre, mais la guerre aérienne. Les avions allemands étaient chassés par le feu de notre DCA", écrira plus tard l'amiral Kouznetsov dans ses Mémoires.

"On m'a demandé pourquoi j'avais donné l'ordre d'ouvrir le feu sur les avions étrangers. J'ai tenté de m'expliquer mais Staline m'a coupé la parole. J'ai reçu un blâme et l'ordre d'annuler mon ordre. J'ai dû obtempérer".

Militaire de métier, Kouznetsov a plus d'une fois risqué sa tête au nom de la flotte. "Nous avons décidé de ne plus attendre les instructions et d'agir nous-mêmes. Le 19 juin, l'alerte opérationnelle N°2 a été décrétée dans la Flotte de la Baltique. Dans une certaine mesure, cette décision la mettait à l'abri de toute surprise désagréable. Dans la Flotte du Nord, la situation était plus calme, mais nous l'avons aussi mise en état d'alerte opérationnelle".

La disponibilité au combat était, selon le commissaire du peuple à la Marine de guerre, la "principale mesure" dans la préparation de la Flotte à la guerre : il ne doutait plus de son début imminent. En 1939, il a signé une première instruction sur le "système de disponibilités à trois degrés", prescrivant aux forces navales d'être en état d'alerte pour pouvoir repousser une attaque. Dans la nuit du 21 au 22 juin, cela a permis de décréter l'état d'alerte renforcée automatiquement, en quelques minutes, après un ordre.

C'est la Flotte de la mer Noire et Sébastopol qui ont accusé le coup les premiers. Le 22 juin à 1 h 03, la Flotte a reçu l'ordre de mise en état d'alerte renforcée. L'alerte opérationnelle dans la flotte a été proclamée à 0 h 15. Trois heures sept minutes du matin. Pour éviter d'être repérés, les avions allemands s'approchaient de Sébastopol à faible altitude. Soudainement, des projecteurs se sont allumés, leurs rayons se sont mis à "fouiller" le ciel. L'artillerie antiaérienne, côtière et embarquée, a commencé à parler. Plusieurs avions, en flammes, tombaient déjà, d'autres, pris de panique, se débarrassaient au plus vite de leurs bombes.

Dans les premières heures de la guerre, aucun bâtiment de la flotte soviétique n'a été endommagé, alors que l'aviation allemande a détruit sur des aérodromes terrestres 1 200 avions qui n'étaient pas prêts à faire face à son attaque surprise. Pourquoi Kouznetsov a-t-il réussi là où les autres capitaines de l'Armée Rouge ont échoué ?

La victoire morale

La certaine autonomie dont jouissait le Commissariat à la Marine de guerre a certes joué son rôle. Il relevait directement de Staline qui, d'une manière générale, attachait peu d'attention aux affaires navales et ne s'intéressait pas beaucoup aux activités du commissariat. C'est à Kouznetsov qu'il a confié la tâche de diriger la flotte, pour s'occuper lui-même d'affaires plus urgentes au Commissariat à la Défense. A l'époque comme aujourd'hui, on estimait que la Russie est une puissance continentale et que la flotte, dans son système de sécurité, joue un rôle auxiliaire par rapport à l'armée de terre.

Mais il y avait aussi un autre facteur, moral, qui a permis à Nikolaï Kouznetsov de surmonter l'"éblouissement" face à l'autorité de Staline et la peur devant cet homme. Ce facteur moral était sa culture intérieure qui le poussait à voir d'un oeil critique les ordres de ses supérieurs, ainsi que sa probité, son attitude très négative envers le carriérisme. Dans ses Mémoires "De brusques tournants", Nikolaï Kouznetsov, commissaire du peuple à la Marine à 34 ans, puis amiral de la flotte et Héros de l'Union soviétique (puis condamné pour une affaire de droit commun et dégradé), puis nommé encore une fois au poste de ministre des Forces navales, encore une fois dégradé et limogé à l'âge de 51 ans "sans droit de servir dans la flotte", écrira :

"Dans notre siècle tumultueux et tourmenté, nous luttons pour la vie plus que dans le passé, mais cela ne signifie nullement qu'il faille, aujourd'hui, dédaigner les lois de la morale et de la probité".

Deux fois dans sa vie, Nikolaï Kouznetsov s'est vu attribuer et retirer le grade d'amiral de la flotte et, pour la troisième fois, ce grade lui a été décerné (restitué) 14 ans après sa mort, par les soins du commandant en chef de la Marine de guerre l'amiral Tchernavine. Un jour, Nikolaï Kouznetsov a dit : "On m'a empêché de servir dans la flotte, mais il est impossible de m'empêcher de servir la flotte". Ses paroles se sont réalisées.

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